jeudi 3 juillet 2008

Objet-monde

(a) Un objet-monde est un objet qui, par ses conditions, dépasse largement la taille de l'instrument manuel et atteint les dimensions de notre monde. C'est le cas pour le climat, l'air, l'eau, la pollution dans lesquels nous vivons.
- "Cherchons maintenant à savoir ce que signifie ce nous, curieusement dit deux fois. Voici : les anciens objets, maniables, nous les tenions jetés devant nous, en percevant leurs limites, dans l'espace et par le temps. Or, non seulement nous savons construire, ce que j'ai nommé jadis des objets-monde, qui dépassent lesdites limites : bombes thermonucléaires, effluents de certaines industries, systèmes de communication, satellites artificiels, biotechnologies... mais le monde lui-même, eau et air, vie et temps, naissance et mort, climat et durée, deviennent, à leur tour, pour nous, des objets. Devant qui les tenons-nous ? Voici encore : locaux et mobiles, les objets anciens pouvaient devenir objets d'échange, dont les circulations tissaient le collectif ; pas de groupe sans ces objets, pas de société sans échange. Or en raison de leur dimension globale, les nouveaux objets se trouvent désormais, le plus souvent, hors échange. On peut s'emparer des sources, fixes et repérables, mais non voler l'aléa des pluies. Ou plutôt, l'enjeu majeur, demain, portera sur ces questions : oui ou non, l'air, le climat, la naissance, la mort... entreront-ils dans la circulation marchande ? Je parie que non ; si oui, s'ensuivrait une guerre totale qui éradiquerait l'humanité. À objets locaux, sociétés bariolées ; à objets globaux, humanité unitaire. Voilà ce que diraient un réaliste ou un matérialiste conséquents. Ces nouveaux objets, hors échange, nous concernent, nous inquiètent, nous opposent, nous rassemblent. Première nouvelle: il ne s'agit plus des mêmes objets ; deuxième nouvelle, il ne s'agit plus du même nous. Par ce pronom, transparent à leurs yeux et presque oublié dans leur précepte, les anciens stoïciens désignaient leur propre groupe clairsemé de citoyens riches, savants et sages, leurs cités aussi, leur empire même peut-être, bref, des collectifs compatibles avec le rayon d'action fini de leurs outils. Pour fabriquer des charrues, il suffit d'une famille ; pour assembler un navire, d'un village de pêcheurs ; pour construire des palais, il faut une cité ; pour aligner une armée, organiser une administration, un État. À la taille d'un objet, à l'échelle d'un projet, à l'évolution d'une oeuvre, correspondent celles d'un groupe et la durée de son histoire. Nous voici aujourd'hui plus experts et moins sages, peut-être, que les stoïciens de jadis, plus puissants et faibles cependant, maîtres et esclaves, fous et raisonnables, multipliés, irresponsables, séparés les uns des autres par mille usages opaques ; comme d'habitude. Certes, tout dépend désormais de nous, mais nous dépendons tragiquement de la dispersion disparate et polémique de ce nous que je viens de dire en crise. Cependant un tel chaos de différences tend à se recruter en unité. Quel groupe nouveau suscitent ces objets-monde ? Hélas, nous n'arrivons pas encore, au moins pour le moment, à constituer une institution mondiale propre à maîtriser la saisie, la gestion, l'évolution de ces objets-monde, non plus seulement diffus autour de nous et « causants », mais aussi jetés devant nous et presque aussi «causés» que jadis les objets locaux, petits de taille et courts de durée ; en tout cas, causés par nous et causes, en partie, de notre avenir. Ces systèmes globaux et durables me paraissent recruter un groupe nouveau de sujets, un nouveau nous. S'ils existent, il faut bien qu'un collectif les ait produits, par exemple, que quelqu'un ait troublé l'air que nous respirons et l'eau que nous buvons. Inversement, il faut bien, aussi, et d'urgence, que nous nous occupions de boire et de respirer demain. (Michel Serres, "Récits d'humanisme", Le Pommier, 2006, pages 124-125)".
(b) Le premier objet-monde créé par l'homme est peut-être la bombe d'Hiroshima. Il se multiplie vite. Internet en est un autre.
- "Appelons objets-monde, je le rappelle, la bombe atomique, les résidus nucléaires ou la Toile elle-même, parce que l'une de leurs dimensions physiques, énergie, temps ou espace, accède à l'échelle de l'une des dimensions du monde. Jamais nous ne construisîmes d'outil ou de machine propres à travailler le monde global. Or nous pouvons, aujourd'hui, faire varier le trou de l'ozone et propager assez de résidus gazeux pour réchauffer lentement la planète. Lorsque ces objets-monde quittent le statut strict d'outils ou de machines propres au travail sur les choses, pour devenir des quasi-objets, comme les médias en général, ils se transforment en machines à société. (Michel Serres, "Hominescence", page 273)".
- "Un satellite, pour la vitesse, une bombe atomique, pour l'énergie, l'Internet, pour l'espace, les résidus nucléaires pour le temps... voilà quatre exemples d'objets-monde. (Michel Serres)".
- "Qu'est-ce donc qu'un objet ? Au sens littéral : «Cela qui est jeté ou que l'on jette devant.» Les objets-monde gisent-ils devant nous ? La dimension globale qui les caractérise supprime la distance entre nous et eux, écart qui définissait autrefois, justement, nos objets. Nous habitons en eux comme dans le monde. Appelons-nous nos maisons des objets ? Les artefacts traditionnels, outils et machines, forment des ensembles à rayon d'action local, dans l'espace et le temps : l'alêne perce le morceau de cuir, la masse frappe et enfonce le pieu, la charrue taille le sillon... et définissent, en tout, un environnement sur lequel les hommes de Part qui les utilisent travaillent. Un tel découpage du monde en localités quasi corporatives, spécifiques même, rend possible une philosophie de la maîtrise et de la possession, puisque nous savons alors définir ce que nous dominons et comment nous le faisons, de même que le font les espèces animales. Cette découpe stable contribue à définir et à fixer la notion médiévale d'objet, ob jecttts, ce qui gît, à distance moyenne, devant le corps et sa force, en nos interventions et pensées. Tenu par un sujet, un objet technique agit sur d'autres objets, parfois même sur d'autres sujets; tous ces éléments demeurent dans un sous-ensemble spatio-temporel étroit et relativement invariant dans le temps. Commencée avec les techniques de la chaleur et l'augmentation quantitative de ces objets-monde, la globalisation forme, peu à peu, un nouvel univers : technique, physique, nous le voyons, humain et juridique, nous le verrons. Peut-on encore nommer objets les choses qui le constituent et sujets encore les personnes qui s'en servent? Nos réseaux de communication sont-ils des objets? Ils n'en ont ni la présence ni sans doute la réalité, puisque les canaux et les fibres optiques transportent des chiffres, des symboles et des virtualités. Nous y habitons plutôt. Dépendance et possession. Enfin, autant il est possible de maîtriser des lieux donnés en des temps brefs et de s'en rendre possesseurs, puisque en fin de compte la propriété ne se comprend qu'avec l'occupation d'une niche délimitée, quasi biologique, autant nous ignorons les tenants et les aboutissants d'une maîtrise globale du monde. Or, vouées à la différence, les philosophies actuelles se taisent toutes sur les catégories de la totalité, si difficiles à manier, puisque nous ne savons définir de rigueur et d'exactitude que dans le local, c'est-à-dire pour des objets, au sens médiéval de ce terme. L'adage cartésien de la possession de la nature ne définit pas les conditions de la maîtrise d'un «objet aussi vaste». Cette même recommandation de maîtrise s'inscrit, d'autre part, dans le lent déplacement historique du vieux partage stoïcien des choses qui dépendent de nous et des choses qui n'en dépendent point. Et, de nouveau, quelles «choses» et quel «nous» ? Dans ce deuxième acte, cartésien, ces «choses» qui, jadis, ne dépendaient point de nous en dépendent soudain, et de plus en plus; nous vivons même parfois la certitude, pas toujours illusoire, que tout dépend de nous ; mais, troisième acte, nous commençons à dépendre nousmêmes de choses qui dépendent des actes que nous entreprenons, suscitées, déchaînées, en tout cas nées de nos actions, comme une nouvelle nature. Au premier partage stoïcien, à la deuxième maîtrise cartésienne, succède une spirale où inter- et rétroagissent maîtrise et dépendance, où disparaissent, en se mêlant, les sujets désuets, jadis solitaires, avec les anciens objets désuets, parce que localisés. Est-ce le changement dans le statut des objets ou des choses qui commande le changement dans le régime de la dépendance ou de la possession ? Voici déjà trente ans, j'avais écrit qu'à la maîtrise du monde doit succéder aujourd'hui la maîtrise de la maîtrise. Les objets-monde nous mettent en présence du monde que nous ne pouvons plus traiter comme un objet : objectif, assurément, et ainsi nous évitons tout animisme, mais non passif, puisqu'il agit, en retour, sur les contraintes globales de notre survie. Nous devons penser un tel retour. (Michel Serres, "Hominescence", Le Pommier, 2001, pages 180-181)".
(c) Sur le Cédérom Encyclopédique (http://houdoy.hubert.free.fr/cdencycl.html) vous trouverez les définitions et les textes : Eau lourde. "Géologie Politique".

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